Montpellier le 31 mars 2022
Vivre de son art, c’est une fierté, une bonheur, une chance, pour peu qu’on s’y reconnaisse et qu’on retrouve dans cette activité, au delà des indispensables dividendes sonnantes et trébuchantes reçues, une sensibilité et une beauté, une exigence et une qualité qui ne laissent aucune place à la complaisance, à la négligence, à la vulgarité et à la démagogie….
Vivre de son art, vaste programme pour le « graphiste » qui se croit original, irremplaçable, incontournable…. Vivre de son art, de fait, c’est bien souvent vivre de son savoir faire et de sa notoriété d’artisan ou de technicien efficace, fiable, à l’écoute des désidératas, exigences, idées précises ou confuses, projets bien ficelés ou élucubrations du commanditaire. Vivre de son art, c’est souvent réussir à comprendre en images, fixes ou animées, en interactif, ce qui va correspondre aux souhaits et aux besoins d’une personne connue ou inconnue, d’une société, d’un groupe de gens, de patrons, de chercheurs, d’éditeurs, d’artistes… qui ont de l’argent à cet effet. Par chance, j’ai toujours eu plusieurs « cordes à mon arc », ce qui m’a permis d’éviter la plupart du temps certains écueils, comme celui de faire n’importe quoi pour gagner de l’argent, ce qui n’est pas une chose honteuse, mais par contre pour peu qu’on aime son art et son métier, se révèle une activité blessante, dégradante, douloureuse.
Gagner sa croûte, est rarement de tout repos, quelque soit le métier que l’on possède. Parfois le travail demandé est en parfaite adéquation avec ce qu’on sait faire, parfois ce qui est demandé est réaliste et compréhensible, parfois le commanditaire a une bonne vision de ce que l’on est capable de créer… D’autres fois, au contraire, voilà venir une personne qui ne connait rien aux arts graphiques, qui confond les voyages sur la lune avec la fabrication d’un film, croit qu’un document graphique sur papier, ou des illustrations sur écran se font en agitant des petites ou des grandes cuillers…, certains prennent l’artiste pour un cheval de trait, un prestidigitateur, Alibaba et ses quarante voleurs, un esclave, ou encore le concentré robotique de tous les artistes depuis l’homme de Cro-Magnon en passant par Leonardo da Vinci, Fragonard, Cézanne et Picasso….
Il y a souvent eu des travaux de commandes dont je suis resté fier. Une fois terminés, ils ont reçu l’assentiment de leur commanditaire, j’ai vu des sourires, de la joie, du bonheur, de la satisfaction, j’ai recueilli des compliments, des remerciements. Cette manière de réaliser est toujours gratifiante. Souvent, ces travaux, ces demandes, m’ont aussi permis d’apprendre, de me perfectionner. Et bien entendu de gagner de l’argent. Détail à ne jamais oublier.
Parfois, rarement, le travail n’a pas pu se faire. Soit que je l’ai refusé d’emblée, soit qu’en cours de route je me sois trouvé devant une impossibilité, une incapacité, ou encore que mon commanditaire se soit avéré insupportable.
Aujourd’hui je privilégie encore plus, l’expérience aidant, les commandes qui, après réflexion, me semblent adaptées à mon expérience, savoir-faire et style. Et plus que jamais, j’essaie d’éviter toute personne, tout commanditaire ne sachant pas ce qu’elle ou il veut, ou, au contraire, voulant saisir ma main et mes yeux pour diriger crayons, pinceaux, encreur, souris, sensibilité, cerveau, à ma place, sans qualité ni intelligence et de manière forcément absurde, puisque si l’artiste, si c’est lui seulement, si c’est elle de toute manière, il n’y pas besoin de mon intervention… Et à 69 ans on évite les emmerdes, et les emmerdeurs…
Aussi, la première chose que je conseille à toute personne venant me voir pour un « travail », c’est d’abord de regarder mes créations, surtout les plus libres, tout ce que j’ai réalisé sans autre commanditaire que moi-même (et encore !). Ensuite, le deuxième conseil que je donnerais est de choisir une de ces œuvres, et d’imaginer l’acheter pour s’en servir, telle quelle. Enfin, si aucune œuvre ne parait satisfaisante à mon candidat commanditaire, je l’invite à bien réfléchir et à se demander si c’est vraiment à moi que cette personne souhaite passer commande. Car je ferai toujours du Paul Coudsi. Et il faudra payer d’avance. Et ce sera à prendre ou à laisser. A 69 ans j’en suis arrivé à cette conclusion.
J’adore mon travail, mais, je ne suis ni conducteur de spoutnik, ni chanteur d’opéra, ni prix Nobel d’informatique, ni un éleveur de cochons. Je suis un graphiste fier de l’être et fier d’être, avec son talent et ses limites. Avec sa valeur et son prix. Tout simplement. Et qui plus est, avec mon caractère, je n’ai jamais eu la capacité de me plier à certains caprices insensés, déplaisants et inépuisables.
A l’impossible nul n’est tenu.
Qu’on se le dise…